GRAND REPORTER et plus encore…

p44-1.jpgIls l’appellent plutôt la forêt que
la jungle. Depuis elle a été déboisée, mais pas assez pour ne pas s’y perdre encore
aujourd’hui en cette Guyane française toujours terre d’aventures tant que
l’anaconda s’y faufilera. Tant qu’il continuera à prendre ses aises en nageant sur
les deux fleuves frontaliers de notre département d’Outre-mer : l’Oyapock côté
Brésil ; le Maroni côté Surinam.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

classid="clsid:38481807-CA0E-42D2-BF39-B33AF135CC4D" id=ieooui>

Quel ragoût il fera ce spécimen du
plus grand serpent de la terre débité en quartiers à la tronçonneuse. Les portions
semblent destinées aux convives d’un banquet pour géants. On attend que le
cuistot se mette à l’œuvre. Les morceaux de viande ressemblent à des rondelles grosses
comme des billots destinés à trancher la tête des condamnés. On dit que
certains anacondas peuvent atteindre jusqu’à 9 mètres de long !
Celui-là, – notre repas potentiel capturé par des braconniers – ne mesurait pas
plus de 4 mètres.
Et pourtant !…

 

Replaçons-nous dans le contexte. Il
s’agit d’une expérience. Nous sommes en 1977. Le chef cuisinier
n’a pas de
toque blanche. C’est un Képi blanc. Un légionnaire qui, en la circonstance,
porte son béret réglementaire.

 

p44-2.jpgEt moi dans cette histoire ? Je suis
le 541e légionnaire du 3e Régiment d’Infanterie de la Légion étrangère, basé à
Kourou. Je vis avec eux. Mais pas légionnaire. Reporter. Cela fait plusieurs
semaines que ça dure. Au début ils me prenaient pour un inspecteur venu
enquêter. Ils ne savaient pas vraiment qui j’étais. Et comme ils sont logés en
appartements dans le camp même et moi en ville, l’incertitude touchant à ma
présence parmi eux a perduré assez longtemps.

 

Des bagarres dans ces appartements
anti-chambrées ? Bien sûr ! Mais pas tellement plus qu’ailleurs. Alors que le
médecin-chef du régiment examine la profonde estafilade qu’un soldat arbore,
avec agrafes, sur sa main (énorme), celui-ci, en bon légionnaire blessé en chambre,
se lance dans une explication technique des plus tordues. C’est tout juste s’il
ne raconte pas au colonel qu’il avait un aimant dans la main et que la lame, irrésistiblement
attirée, s’était frayé toute seule un passage sanglant… On ne cafte pas à la
Légion. « C’est toujours la même chose, dit le médecin : ils préfèrent tous la
punition à la dénonciation. »

 

Au sujet de cette vie collective,
hors service, en quartier, on murmure que certains légionnaires ont recréé un
univers clos où sévissent de petits caïds. Histoire de rester dans l’ambiance
de ce qu’ils étaient avant. Motus là-dessus. Et cas d’espèce.

 

Ça y est, j’ai mon paquetage ! Pour l’heure
nous n’en sommes pas encore au stade d’entraînement de survie en effectif
réduit accompagné de repas expérimentaux qui me conduiront plus tard à ne
jamais vraiment apprécier la nouvelle cuisine et encore moins le confort ainsi
qu’à signer la seule pétition de ma vie. Celle en faveur de la Légion qu’un
temps un gouvernement voulut supprimer. Sans succès.

 

A quelques kilomètres des HLM, un
vaste abattis sert de champ de tir. Exercice de tir à balles réelles. Exercice simple,
consistant à traverser l’abattis en formation continue, alors que les balles
giclent dans un périmètre délimité, avec normes imposées par le ministère. Normes
que la Légion réduit au minimum. « On n’est pas au train des équipages ! » Ce
qui compte : c’est sourire et habituer son oreille. A la fin de l’exercice, l’officier
commandant le tir, jeune lieutenant fraîchement sorti de l’Ecole d’application
de Montpellier, me lance :« Si vous voulez les interroger ? – Non, plus tard.
Quand je serai avec eux dans la jungle ou sur le fleuve. » Bien m’en prend, car
le lieutenant ajoute aussitôt : « De toute façon, ils ne vous auraient pas
répondu… »

 

p44-3.jpg- « Affirmatif !» Faire parler les
légionnaires n’est pas aisé. Le moins qu’on puisse dire est qu’ils sont
discrets. Échaudés par le défilé lassant des interviewers-piégeurs, qui déjà, à
l’époque, sévissaient abusivement. J’attends l’occasion. Elle va se présenter
au cours de mon passage au camp de jungle, situé sur un petit affluent du
fleuve Kourou (comme la ville). Navigation facile. Il en sera autrement dans quelques
jours.

 

Derrière moi, dans la pirogue, au
fil de l’eau, une voix fortement timbrée d’une accentuation slave, signale : « Tiens,
v’là une caisse de bière ! » Tous regardent. Et un papillon bleu, aux reflets
violets, de voleter.

 

Explication : les papillons bleus
sont rares et recherchés. Ainsi les légionnaires les attrapent et les vendent aux
marchands chinois de Cayenne pour le prix d’une caisse de bière. Les Chinois,
ensuite, les encadrent et les revendent aux touristes.

 

On accoste ; et on marche.

 

Végétation grouillante. Magma vert
et poisseux. Là, les légionnaires suivent un entraînement à la brésilienne. Même
nature. Mêmes méthodes. Car l’armée brésilienne a intégré, placidement, toutes
les formes de guerre : préhistorique, policière, moderne aussi.

 

Dans un premier temps, il s’agit d’apprendre
à connaître la jungle et à bien mesurer ses dangers, ce qui revient à les
vaincre. Cela transforme le traditionnel « enfer vert » en un allié sûr dans la
lutte particulière à laquelle prépare le Cosac (« Centro de operações na selva
e acções de comandos »). Plongeons dans l’enseignement suggéré par les
Brésiliens et repris par la Légion :« Exercices d’accoutumance aux déplacements
de nuit – Instruction survie : arbres, fruits, confection de feux, dépeçage de
singes, de boas (repas du jour), ingestion de « vers blancs » (taparus) –
Confection de parachutes improvisés avec un poncho – Lutte antiguérilla –
Préparation du coup de main – Orientation en zone marécageuse – Instruction sur
les pièges de chasse et les pièges antipersonnel. »

 

p44-4.jpgOn examine les pièges. Le
caporal-chef, poseur de pièges, s’est pris une planche à clous en pleine joue,
il y a peu. Un miracle qu’il ne soit pas défiguré ! Sur ce, on me laisse
entendre qu’il serait bien que je fasse le parcours du combattant. De jungle, s’entend.
C’était mon intention.

 

C’est mon tour maintenant. Après une
étape de sauts et de reptation, de branches en branches, j’aborde la principale
difficulté du parcours : le franchissement du vide, à plat ventre, sur un
câble, et au-dessus d’un cloaque. Technique connue dite « en tyrolienne »,
version légionnaire et brésilienne.

 

Je sens qu’on m’observe. Je passe.
Là, c’est la grande scène. Fin du premier acte : j’ai droit à des
applaudissements. C’était mon rituel de passage. Dès lors, les légionnaires me
parleront. Mais pas question de les raconter. On ne cafte pas à la Légion.

 

Quand, parfois, on me demande ce que
j’ai gardé comme souvenirs de mes randonnées en solitaire poussées en forêt en
marge de mon expérience au sein du 3e R.E.I., au cours de cette même année
1977, j’ai tendance à dire que je tremblais tout le temps parce que j’avais
froid la nuit. J’avais peur aussi. Mais je me disais que c’était le froid. Et
quand je croquais des tuparus, ces vers blancs, bourrés de chlorophylle, je me
disais que c’était du chewing-gum…

 

J.C. Guilbert

 

Chaque mois, nous vous livrerons une
partie des reportages autour du monde d’un -vrai- « grand reporter »,
baroudeur, écrivain, scénariste, ancien rédacteur en chef de LCI, ex : chef du service
grands reportages du Figaro Magazine ; ami intime d’Hugo Pratt, etc…J’ai nommé,
mon camarade d’enfance, Jean-Claude Guilbert.